samedi 18 mai 2013

OH! LES NUAGES : HERMANN HESSE


















Vous connaissez des textes aussi beaux sur les nuages? Dans Peter Camenzind, son premier roman publié en 1904, Hermann Hesse, nous décrit son amour pour la nature, à travers les yeux d'un jeune montagnard des Alpes Suisses. Les sommets, les éléments, la marche, la fatigue, mais aussi le vin et le contact avec les gens simples l'apaisent des vicissitudes de la vie. C'est un roman initiatique, ou la quête de soi, de son identité culturelle et intellectuelle, par l'écriture et la poésie le protègent du matérialisme moderne. Dans un autre billet, je vous parlerai de sa rencontre avec «l'autre»; l'infirme et généreux Boppi qui incarne l'humanité dans sa désespérée et flamboyante faiblesse.




 
« Les montagnes et le lac, la tempête et le soleil étaient pour moi des amis, me racontaient des histoires, faisaient mon éducation, et me furent pendant longtemps plus chers et plus familiers que n’importe qui parmi les humains, que n’importe quelle destinée humaine. Mais c’est encore aux nuages qu’allait ma prédilection; je les préférais au lac étincelant, aux pins mélancoliques et aux rochers ensoleillés.
Qu’on me montre dans le vaste monde un homme qui connaisse mieux les nuages et qui les aime mieux que moi! Ou bien qu’on me montre dans la nature quelque chose qui soit plus beau que les nuages! Ils sont un jouet, une consolation pour nos yeux, ils sont une bénédiction, un présent de Dieu, ils sont sa colère et sa puissance dévastatrice. Ils sont tendres, doux et paisibles comme les âmes des nouveau-nés; ils sont beaux, riches et généreux comme de bons anges; ils sont sobres, inéluctables et sans pitié comme les messagers de la mort. Ils planent en minces traînées d’argent, ils voguent en souriant, blancs avec une bordure d’or, ils s’arrêtent et se reposent, jaunes, rouges et bleuâtres. Ils se faufilent, sinistres et lents comme des meurtriers, ils filent en trombe et piquent vers le sol comme des cavaliers en furie, ils restent suspendus, tristes et rêveurs, dans la pâle lumière des hauteurs, comme de mélancoliques solitaires. Ils ont la forme d’îles bienheureuses et d’anges apportant des bénédictions; ils ressemblent à des mains menaçantes, à des voiles qui flottent, à des grues émigrantes. Ils planent entre le ciel de Dieu et la pauvre terre comme de beaux symboles de toutes les aspirations humaines, participant de l’un et de l’autre – rêves de la terre dans lesquels elle serre contre le ciel immaculé son âme souillée, éternel symbole de tout cheminement, de toute quête, de tout désir, de toute nostalgie. Et comme ils sont suspendus entre ciel et terre, incertains, chargés de désir ou de violence, entre le temps et l’éternité.
Oh! les nuages, les beaux nuages! qui planent sans trêve! Je n’étais qu’un enfant ingénu et je les aimais, je les contemplais sans savoir que je devais, moi aussi, m’en aller à travers la vie comme un nuage – de-ci de-là, partout étranger, planant entre le temps et l’éternité. Depuis mon enfance ils sont pour moi de chers amis et des frères. Je ne saurais traverser la rue sans que nous échangions des signes d’amitié, sans que nous nous adressions un salut et restions un moment à nous regarder les yeux dans les yeux. Je n’ai pas oublié non plus ce que j’ai appris d’eux alors, leurs formes, leurs couleurs, leurs trajets, leurs jeux, leurs rondes, leurs danses, et leurs repos et leurs étranges histoires terrestres et célestes tout ensemble.»