Vous
connaissez des textes aussi beaux sur les nuages? Dans
Peter Camenzind, son premier roman publié en 1904, Hermann Hesse,
nous décrit son amour pour la nature, à travers les yeux d'un jeune
montagnard des Alpes Suisses. Les sommets, les éléments, la marche,
la fatigue, mais aussi le vin et le contact avec les gens simples
l'apaisent des vicissitudes de la vie. C'est un roman initiatique, ou
la quête de soi, de son identité culturelle et intellectuelle, par
l'écriture et la poésie le protègent du matérialisme moderne.
Dans un autre billet, je vous parlerai de sa rencontre avec
«l'autre»; l'infirme et généreux Boppi qui incarne l'humanité
dans sa désespérée et flamboyante faiblesse.
« Les montagnes et le lac, la
tempête et le soleil étaient pour moi des amis, me racontaient des
histoires, faisaient mon éducation, et me furent pendant longtemps
plus chers et plus familiers que n’importe qui parmi les humains,
que n’importe quelle destinée humaine. Mais c’est encore aux
nuages qu’allait ma prédilection; je les préférais au lac
étincelant, aux pins mélancoliques et aux rochers ensoleillés.
Qu’on me montre dans le vaste
monde un homme qui connaisse mieux les nuages et qui les aime mieux
que moi! Ou bien qu’on me montre dans la nature quelque chose qui
soit plus beau que les nuages! Ils sont un jouet, une consolation
pour nos yeux, ils sont une bénédiction, un présent de Dieu, ils
sont sa colère et sa puissance dévastatrice. Ils sont tendres, doux
et paisibles comme les âmes des nouveau-nés; ils sont beaux, riches
et généreux comme de bons anges; ils sont sobres, inéluctables et
sans pitié comme les messagers de la mort. Ils planent en minces
traînées d’argent, ils voguent en souriant, blancs avec une
bordure d’or, ils s’arrêtent et se reposent, jaunes, rouges et
bleuâtres. Ils se faufilent, sinistres et lents comme des
meurtriers, ils filent en trombe et piquent vers le sol comme des
cavaliers en furie, ils restent suspendus, tristes et rêveurs, dans
la pâle lumière des hauteurs, comme de mélancoliques solitaires.
Ils ont la forme d’îles bienheureuses et d’anges apportant des
bénédictions; ils ressemblent à des mains menaçantes, à des
voiles qui flottent, à des grues émigrantes. Ils planent entre le
ciel de Dieu et la pauvre terre comme de beaux symboles de toutes les
aspirations humaines, participant de l’un et de l’autre – rêves
de la terre dans lesquels elle serre contre le ciel immaculé son âme
souillée, éternel symbole de tout cheminement, de toute quête, de
tout désir, de toute nostalgie. Et comme ils sont suspendus entre
ciel et terre, incertains, chargés de désir ou de violence, entre
le temps et l’éternité.
Oh! les nuages, les beaux
nuages! qui planent sans trêve! Je n’étais qu’un enfant ingénu
et je les aimais, je les contemplais sans savoir que je devais, moi
aussi, m’en aller à travers la vie comme un nuage – de-ci de-là,
partout étranger, planant entre le temps et l’éternité. Depuis
mon enfance ils sont pour moi de chers amis et des frères. Je ne
saurais traverser la rue sans que nous échangions des signes
d’amitié, sans que nous nous adressions un salut et restions un
moment à nous regarder les yeux dans les yeux. Je n’ai pas oublié
non plus ce que j’ai appris d’eux alors, leurs formes, leurs
couleurs, leurs trajets, leurs jeux, leurs rondes, leurs danses, et
leurs repos et leurs étranges histoires terrestres et célestes tout
ensemble.»